Article paru dans Profession Santé, écrit par Goeffrey Dirat, le 25 septembre 2024
Le CRDS, toujours un irritant majeur pour les médecins de famille
L’embourbement et l’inefficacité du CRDS tapent sur les nerfs de nombreux omnipraticiens. Des projets d’amélioration ont pris du retard, mais s’en viennent, assure le ministère de la Santé.
Au hit-parade des irritants qui agacent quotidiennement les médecins de famille, la paperasse monopolise la première place. Mais elle est talonnée de près par les Centres de répartition des demandes de service (CRDS), comme en témoignent les commentaires laissés en réponse à l’appel à témoignages lancé cet été par Profession Santé qui invitait les cliniciens à partager leurs péripéties administratives. En voici deux exemples, parmi d’autres:
«Je demande une consultation en endocrinologie au CRDS pour un macroadénome hypophysaire avec insuffisance androgénique et surrénalienne secondaire. Le CRDS l’attribue en médecine interne de notre hôpital parce qu’il y a été vu il y a moins de deux ans… pour un tapis roulant!»«Je réfère un patient en orthopédie pour arthrose sévère du genou (avec rapport de radio). Je me fais dire qu’il faut d’abord une résonance magnétique avant même d’être vu! Quand j’envoie la demande pour la résonance, le radiologue m’appelle pour dire que la résonance n’est pas indiquée pour l’arthrose et qu’il faut limiter les tests inutiles, etc. Je le sais, mais… C’est ce qui s’appelle être pris entre l’arbre et l’écorce.»
Le Dr Samer Daher n’y va pas par quatre chemins. «Sortez-nous de ce système dysfonctionnel!» s’exclame le président de l’Association des médecins omnipraticiens de Montréal (AMOM) qui songe sérieusement à rebâtir un réseau de consultants qu’il pourrait directement solliciter afin de court-circuiter le CRDS. «Les délais ne sont jamais respectés, alors les patients reviennent nous voir. Ils sont très frustrés, ils me prennent à partie et exigent que j’appelle le spécialiste sur le champ. Comme si j’avais un contrôle sur les listes d’attente…». Et quand ses patients arrivent enfin à obtenir un rendez-vous en spécialité, l’omnipraticien dit qu’une fois sur deux, il ne reçoit pas la note de consultation. «Ce matin encore, j’ai découvert qu’un de mes patients était suivi en urologie depuis deux ans. À chaque fois, je suis pris au dépourvu puis je me demande pour qui je passe.»
L’éléphant dans la pièce, ce sont bien entendu les listes d’attente pour une consultation en médecine spécialisée qui contribuent à l’engorgement des 14 CRDS, en se répercutant sur les omnipraticiens. Après le chantier d’épuration des listes entrepris par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) au cours de l’année 2023/2024, qui a permis de retirer plus de 107 000 demandes obsolètes, le nombre de patients en attente d’une consultation est reparti à la hausse depuis le mois de janvier. Au 27 juillet, 857 793 Québécoises et Québécois attendaient pour voir un médecin spécialiste, dont 60,20% étaient hors délais, selon le tableau de bord du MSSS.
Pour ne rien arranger, le nombre de consultations réalisées par les spécialistes a chuté. Après un pic de 83 956 rendez-vous atteint en mars dernier, ce chiffre est passé à 57 298 en juin, puis à 50 483 en juillet, dont 52,74% étaient hors délais, toujours selon les données du MSSS.
Sollicitée par Profession Santé pour faire le point sur le CRDS, les chantiers en cours et les enjeux auxquels sont confrontés omnipraticiens et spécialistes, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) a décliné notre demande d’entrevue au motif qu’il n’y avait «rien de nouveau à partager».
Gestion des prérequis à géométrie variable
Cette situation tendue en spécialités est à l’origine des nombreux écueils rencontrés par les médecins de famille. La gestion des examens prérequis à une demande de consultation les énerve particulièrement. «Si je veux que mon patient soit vu en neurochirurgie pour sa hernie discale, il faut que je joigne à la demande les résultats d’une IRM qui a moins de six mois, sinon le CRDS va me retourner un avis de non-conformité. Mais mon patient ne sera pas vu avant 18 mois, alors son IRM sera forcément obsolète», illustre le Dr Christian Gaouette, président de l’Association des médecins omnipraticiens de l’Estrie.
Son homologue dans Laurentides-Lanaudière, la Dre Lyne Couture, souligne quant à elle que dans sa région, les délais d’attente pour une IRM ou un scan ne sont pas compatibles avec les exigences des prérequis du CRDS. «Chez nous, on a encore des requêtes d’imagerie qui datent de 2022», signale-t-elle en espérant que le projet-pilote du CRDS-Imagerie auquel les omnipraticiens de Laurentides-Lanaudière participent depuis avril (voir encadré en bas de page) viendra mettre de l’huile dans les rouages. En attendant, «on doit composer avec des allers-retours de demandes non conformes. Ce yo-yo est usant», affirme la Dre Couture.
«En principe, la règle est qu’un spécialiste ne peut plus demander une imagerie plus récente pour renvoyer une demande de consultation», informe la directrice de la planification et du développement organisationnel à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), la Dre Anne-Louise Boucher. Dans les faits, la gestion des prérequis est à géométrie variable selon les CRDS, constate la médecin qui supervise ce dossier à la Fédération. «Il y a de sérieux problèmes de gouvernance dans certains CRDS. On invite donc nos membres à contacter le médecin coordonnateur de leur CRDS pour l’alerter, car il peut corriger la situation.»
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Des changements de priorité opaques
L’autre écueil qui exaspère les omnipraticiens, ce sont les changements intempestifs du code de priorité associé à une demande de consultation. «Nos médecins de famille passent par le Conseil numérique pour valider la pertinence d’une demande de consultation. Le spécialiste leur répond par exemple que la demande à une priorité de niveau C ou D, mais le CRDS la change en niveau E. Il faut se battre continuellement. C’est frustrant et fatigant», certifie la Dre Lyne Couture.
Le Dr Christian Gaouette considère que ces «recodifications» viennent «nier (son) jugement clinique» et qu’elles «contredisent le jugement du comité d’experts» qui a défini les niveaux de priorité en fonction de la condition des patients. Selon lui, «elles ne servent qu’à tirer les délais». Un avis partagé par la présidente de l’Association des médecins omnipraticiens de la Yamaska (AMOY), la Dre Anne-Patricia Prévost qui se demande elle aussi si les changements de priorité sont justifiés, ce dont elle doute, en estimant plutôt qu’ils sont utilisés pour manipuler les délais d’attente. «C’est nous autres qui voyons le patient et qui sommes en mesure de déterminer si la demande est urgente ou pas», insiste la clinicienne, convaincue que les médecins de famille et les spécialistes devraient s’entendre pour «parler le même langage et lever nos frustrations ensemble».
Dans certaines régions, les médecins de famille doivent tout bonnement composer avec l’absence de certaines spécialités. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean par exemple, «on n’a pas d’allergologue ou de physiatre, alors les demandes de consultation sont repoussées aux calendes grecques», signale le Dr Kevin Girard. Le président de l’association régionale des médecins omnipraticiens signale que «le CRDS est supposé avoir des corridors de services vers d’autres régions, mais comme il y a des gros délais partout, ça aboutit rarement.»
Dans un courriel transmis à Profession Santé, une porte-parole du MSSS, Marie-Christine Patry, assure toutefois que «des demandes de consultations sont transférées quotidiennement dans d’autres régions lorsque le service n’est pas disponible sur le territoire et qu’une autre région offre le service». Cette affirmation est contestée par la Dre Boucher: «Il n’y a pas de corridors de service entre les régions. Les médecins de famille se font dire de se débrouiller pour trouver eux-mêmes des corridors», rapporte la directrice de la planification et du développement organisationnel de la FMOQ qui déplore «une espèce de laisser-aller» des gestionnaires de certains CRDS «qui ne développent pas les services qu’ils sont censés mettre en place.»
Amélioration des outils
Malgré tout, des progrès ont été constatés au niveau des outils mis à la disposition des médecins de famille. Les formulaires de demande de service pour les 26 spécialités sont désormais intégrés à la plupart des DMÉ (dossiers médicaux électroniques) employés par les omnipraticiens. «On n’imprime plus rien et on n’a plus besoin de faxer nos demandes. Je les remplis et je les envoie depuis mon DMÉ [Omnimed]. C’est très facile à utiliser. En revanche, c’est plus compliqué de joindre les prérequis. Ça demande beaucoup de manipulations», témoigne la Dre Anne-Patricia Prévost.
De son côté, la Dre Anne-Louise Boucher annonce que le Conseil numérique sera lui aussi intégré aux DMÉ, normalement d’ici la fin du mois d’octobre. «On aura plus de sortir du DMÉ et de se loguer à une autre plateforme. L’identification sera automatique et les rapports du Conseil numérique vont rentrer directement dans le DMÉ», précise la directrice en signalant qu’un bouton Conseil numérique sera également ajouté à tous les formulaires de demande de service.
Après celui pour les demandes en neurologie, deux autres formulaires dits intelligents (car couplés à des guides d’aide à la décision clinique) devraient bientôt être disponibles via les DMÉ pour les demandes en néphrologie et en hémato-oncologie. «Le formulaire de néphrologie devait être déployé dans la mise en production du 24 septembre, mais des demandes récentes d’ajustement ont nécessité de décaler la livraison du formulaire», indique la porte-parole du MSSS, en ajoutant que «des discussions doivent se poursuivre concernant la finalisation du formulaire d’hémato-oncologie».
Projets en cours
Concernant les autres dossiers et projets pilotes en cours visant à améliorer les processus du CRDS, regroupés sous le vocable «CRDS 2.0», la Dre Boucher mentionne qu’ils ont pris du retard en raison d’un certain flottement de nature organisationnelle. «En attendant de savoir qui du ministère ou de Santé Québec porterait ces projets, on n’a pas eu beaucoup de réunions tripartites entre le MSSS, la FMSQ et la FMOQ», illustre-t-elle.
Dorénavant, «Santé Québec sera responsable de CRDS 2.0», précise la porte-parole du MSSS. En attendant la mise en opération de la nouvelle agence, prévue le 1er décembre prochain, «les tables de concertation se poursuivent avec les CRDS ayant des systèmes de rendez-vous communs. (Elles) permettent de standardiser et d’améliorer les pratiques en matière de flux de travail», indique Marie-Christine Patry qui ajoute que les sujets adressés par les tables de concertation touchent par exemple l’automatisation de certaines communications (tels que les confirmations de rendez-vous), l’intégration de processus dans les outils électroniques existants, l’élimination de l’utilisation des télécopieurs dans les tâches quotidiennes, etc.
S’agissant du projet pilote de la traçabilité de demandes de service en spécialité, tant attendue par les médecins de famille afin de pouvoir suivre l’état de leurs demandes, la relationniste du MSSS rapporte que «la phase 1 a été menée avec succès» et qu’elle a permis «d’éviter l’envoi de plus de 50 000 lettres aux cliniques médicales des régions de Montréal, de Laval, des Laurentides, de Lanaudière et de la Montérégie, informant le référent à même son DMÉ du statut des demandes traitées dans le cadre de la révision des listes d’attente en spécialités».
La phase 2, qui doit permettre aux omnipraticiens et aux IPS de première ligne d’être informés du statut de traitement de leurs demandes ainsi que des informations concernant le rendez-vous, a été développée au cours de l’été avec un fournisseur de logiciel de gestion du CRDS. «La solution est en cours de test et sera déployée à compter de novembre 2024. Parallèlement, la solution sera également développée et testée pour d’autres fournisseurs de systèmes d’information en CRDS. Il sera possible de faire la planification d’un déploiement graduel de celles-ci à compter de l’hiver 2025.»
Le DSN à l’horizon
À plus haut niveau, l’avènement prévu du DSN (Dossier Santé Numérique) a conduit le MSSS à analyser «le positionnement stratégique du CRDS 2.0 par rapport au DSN afin d’optimiser les trajectoires technologiques, cliniques et administratives. La prochaine étape sera l’élaboration d’une feuille de route en cohésion avec celle du DSN afin d’assurer une transition harmonieuse vers un déploiement provincial», rapporte enfin Marie-Christine Patry.
Aux dernières nouvelles, le déploiement du DSN va être testé cet automne à travers deux projets pilotes menés dans les CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal et de la Mauricie–Centre-du-Québec. Si ces projets vitrines s’avèrent concluants, le DSN sera ensuite déployé à la grandeur du Québec dans un horizon de trois à cinq ans, soit vers 2028-2030.
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Le CRDS-i à l’épreuve dans les LaurentidesPrésidente de l’Association des médecins omnipraticiens de Laurentides–Lanaudière, la Dre Lyne Couture est un peu tombée des nues au printemps dernier. «Le MSSS a dompé dans notre cour le projet pilote du CRDS-i [pour CRDS-Imagerie médicale]. On a appris ça le 15 avril. On va dire que la communication n’a pas été le point fort du projet», convient la médecin qui se serait attendue à un petit projet vitrine, dans quelques cliniques. «Mais non, c’est toutes les Laurentides qui sont concernées.»L’idée de base du CRDS-i, «c’est d’optimiser la prescription judicieuse des examens d’imagerie et d’éviter aux patients qu’ils aient à se chercher eux-mêmes un rendez-vous», résume la Dre Couture. Le CRDS-i s’adresse aux médecins de famille et aux infirmières praticiennes spécialisées en première ligne (IPSPL) qui doivent utiliser des formulaires standardisés pour leurs requêtes de résonance magnétique, de tomodensitométrie, d’échographie et de mammographie. Ces formulaires sont ensuite acheminés, via la plateforme SAFIR web, à un guichet unique de réception et de traitement des demandes.Les formulaires sont composés de menus déroulants pour renseigner les différents champs. «Pour une demande de scan cérébral, par exemple, la raison clinique doit faire partie de la liste. Si ce n’est pas le bon examen, le moteur de recherche du formulaire peut indiquer l’examen requis avec des articles scientifiques à l’appui», signale la Dre Couture. «On ne peut pas être contre la vertu, ajoute-t-elle, mais il manque parfois des indications cliniques.» Le prescripteur a toutefois la possibilité de justifier sa demande d’examen si la raison clinique ne figure pas dans la liste.Au départ, il y avait quelques irritants. «On devait marquer la date exacte du dernier examen. Certains champs étaient redondants. Ça demandait un peu plus de taponnage», signale la Dre Couture qui note néanmoins que des ajustements ont été faits. «C’est un gros chantier, mais on sent quand même de la bonne volonté chez nos interlocuteurs du MSSS. On partait de loin, mais il y a une nette amélioration et le reste du développement sera mieux», tient-elle à souligner.En octobre, le CRDS-i sera déployé en Outaouais, puis dans un futur proche en Estrie, en Abitibi et au Saguenay.